C'est une fresque sociale qui se passe dans les années 60 dans un village du nord du Portugal. Les lieux et les personnages sont fictifs.
Petit
Wald brillait d'impatience dans son nouveau survêtement bleu marine.
Pas moyen de fermer l'œil de la nuit. Bien avant l'heure du réveil,
il sauta du lit comme un cabri. C'était le grand jour. Le jour du
départ ! Un jour de brouillard, mais aussi un jour d'espérance, de
nouveauté, le jour du grand saut dans l'avenir inconnu. Mais cet
inconnu ne pouvait pas être pire que l'enfer du présent.
Papy,
mais tu as oublié le rendez-vous avec Amadis de Gaule ?
Mais
non, mon petit chevalier de la Blanche Lune...
Alors
dégaine ton épée sinon...
Mais
ne crie pas si fort, Wald ! Sinon, tu vas réveiller tout le village
et attirer l'attention du père Trampoline et... Eh ! Eh ! Tu
pourras dire adieu à ton Amadis de Gaule !
C'était
Rachel qui parlait ainsi tout en prenant Wald dans ses bras encore
chauds du lit.
Calme-toi,
mon petit chevalier. Veux-tu dire adieu à Amadis de Gaule avant de
l'avoir rencontré ?
Ne
t'inquiète pas, mamie Rachel !
C'était
la première fois que Wald appelait Rachel « Mamie ». Elle essaya
de cacher la tendresse inattendue de ce joli mot. Elle se retourna
légèrement pour masquer les larmes abondantes de joie qui coulaient
sur son visage cinquantenaire. On aurait dit les fortes pluies du
début de l'automne débordant le lit trop sec du fleuve Côa.
Cependant, ces larmes ne causèrent pas les dégâts imprévisibles
des eaux du Côa, mais un déluge de bonheur dans son cœur.
Oui,
Wald, c'est bien d'écouter ta mamie, lui souffla son papy, surpris,
plus souriant que ce moment de l'aube au petit matin.
Oh,
papy, tu me parles toujours comme à un enfant.
Mais
non, mon petit chevalier !
Papy,
je ne suis plus un enfant admirateur des romans de chevalerie...
Ah
! Tu ne veux pas aller à la rencontre d'Amadis en Gaule, en
Bretagne, en France, et que sais-je encore ! — Oui, Monsieur
David, mon papy ! Parfois, je ne sais plus ! D'autres fois, j'ai
besoin de me réfugier dans la fiction des romans de chevalerie.
Oui, papy, parfois papa et maman me manquent.
Puis,
changeant brutalement de ton, il le fixa dans les yeux :
Par
contre, je sais, je sais...
Tu
sais quoi ? demanda papy, inquiet.
Ce
que tu veux, c'est fuir ton Portugal de merde !
David
se raidit.
— Ne
sois pas vulgaire, Wald ! Monsieur sait tout ! Tu devrais savoir que
j'aime le Portugal ! C'est quand même notre pays ! Mais ce Satan
Lazar...
David
s'interrompit, puis, plus ferme :
Ce
n'est pas le moment, Wald ! Vraiment, tu exagères ! Puis, plus
conciliant et presque souriant : Il faut y aller... Tu veux rater ta
rencontre avec ton Amadis de...
C'est
ton pays, pas le mien. Moi, je suis né en Angola. C'est là-bas que
sont mes parents...
Wald,
c'est aussi en Angola que tu les as perdus ! Non ? rétorqua son
papy avec un certain ressenti.
Tu
crois que je ne le sais pas ? répondit Wald, furieux.
David
soupira.
Je
sais, Wald. Comment puis-je oublier leur mort injuste ? Ils ne
méritaient pas la fin qui fut la leur. Ton Angola à toi en est
responsable ! Non ! Tu oublies qu'ils étaient mes seuls enfants,
Wald !
C'étaient
mes parents avant tout ! Mon père n'avait pas peur ! Mon père ne
craignait pas ton Satan Lazar de merde ! Mon père n'avait peur ni
de ton Trampoline ni de personne ! Et maman encore moins ! Toujours
peur ! Toujours se cacher ! Toujours parler en silence ! Moi, je
n'ai pas peur ! De quoi avez-vous peur ? De ce curé, de cette
marionnette qu'est le père Trampoline ? N'ayez pas peur ! Puis, se
transformant presque en général haranguant ses troupes : N'ayez
pas peur, ni de la prison, ni des camps de concentration, ni de
l'assassinat...
David
secoua la tête.
— Monsieur
Va-t-en-Guerre n'a peur de rien ! Beaucoup de courage et de
vaillance, mais loin de la réalité... Wald, tu oublies les
manigances, les menaces, les mensonges, les tortures, les
répressions. Tu sembles oublier ce qui est advenu à des résistants
comme Catarina Eufemia, Amílcar Cabral, Candido de Oliveira ou le
général Humberto Delgado...
David
s'arrêta net et se tourna vers Wald, plus sérieux que jamais.
— Wald,
tu es mon petit-fils. Je n'ai pas besoin d'ajouter d'adjectifs pour
définir mes sentiments envers toi. Tu dois comprendre que ton
courage ne doit pas te faire oublier la prudence. Dans certaines
heures sombres, il n'est pas sage d'être héroïque au point de
perdre la vie. Sache que, parfois, un homme vivant est plus utile à
la cause qu'un héros mort.
Wald
détourna le regard, pas convaincu.
— Papy,
on va quitter Roustina sans peur. On part parce que nous avons envie
de partir. On part parce que nous voulons quitter ce pays. On n'a pas
peur ! On n'a pas peur ni du loup de Lisbonne ni de sa mauviette, le
père Trampoline !
Rachel
intervint enfin, avec un sourire tendre :
-
Ce n'est rien, mon petit chéri. Viens dans mes bras, mon petit cœur
!
Rachel,
en ouvrant grand ses bras, était un havre de paix, calmant ce vent
de tempête qui avait durement blessé la vie de Wald.
- Mais Wald, tu sais que si le père Trampoline apprend que...
— Oh,
Mamie ! Tranquille ! Tranquille ! Le père Trampoline est, à cette
heure-ci, dans de beaux draps !
— Pourquoi
dans de beaux draps ? Que lui est-il arrivé ?
— Pas
uniquement à lui, Mamie, tout le village est à feu et à sang !
— Oh
! Mais c'est si grave ! Je ne suis au courant de rien !
Comment
pouvait-il en être autrement ? Mais, Mamie, vous ne pensez qu'à
fuir à salto, comme des lapins traqués à travers les broussailles
de l'Espagne et les neiges des Pyrénées !
— Tu
exagères, Wald ! Mais que s'est-il passé alors ? Raconte-moi, mon
petit rossignol.»
Les
paroles de Rachel étaient autant curieuses que sucrées, comme les
cuillerées de miel de la Serra da Estrela adoucissant le café aigre
qui venait de bouillir sur le feu.
-
Je vais tout te dire ! Tu vas rire, Mamie ! Et si tu aimais la
bagarre, comme dans les films de cow-boys, tu rirais aux éclats en
te tapant le ventre. Mais tu es trop "Jésus de Nazareth tendant
l'autre joue" pour être frappée une nouvelle fois !
— Ah
! Allez, va ! Ne me taquine pas ! Donc, ce n'est pas trop dramatique.
Tant mieux !
— Ah
! Peut-être que tu riras jaune aussi ! Tu verras...
— Ah,
mince ! Je ne voudrais pas me faire trop de soucis. Tu sais, Wald,
ces derniers temps ont été tellement usants qu'un rien me met à
plat et me jette à terre ! Je n'ai plus le courage de résister.
Parfois, mes forces disparaissent comme un morceau de sucre dans du
riz au lait... »
L'image
du riz au lait illumina le voile du palais de Wald, comme le soleil
du midi au printemps, après des mois de pluies hivernales, éclairant
les prairies en pente de Roustina.
-
Du riz au lait ! Et pourquoi pas du lait au tapioca, saupoudré de
mes initiales à la cannelle ? C'était beau à regarder et bon à
déguster ! Miam ! Miam ! Que c'était bon, Mamie ! Depuis combien de
temps n'en cuisines-tu plus à ton petit Wald ? Pauvre Wald ! Wald le
délaissé, on peut le dire ! Mais, malheureusement, il n'y en a que
pour Papy ! Pour Papy, du canard aux petits pois ! Pour Papy, de la
morue à Bras ! Il n'y en a que pour Papy !
— Tu
exagères beaucoup, Wald, mais je dois convenir que tu as un peu
raison ! Un peu seulement, Wald ! Je vais remédier à cela, mon
petit lapin !»
Puis,
Rachel, d'un regard curieux et insistant, demanda :
-
Mais ne te fais pas prier, Wald. Vas-y, raconte ! Que s'est-il passé
de si important au village ? Je suis curieuse et je meurs
d'impatience. Je veux savoir, Wald.
Se
sachant au centre d'une curiosité inespérée, Wald en profita pour
dramatiser la scène et se donner de l'importance.

(le père Trampoline)
-
Écoute, ma petite Mamie ! C'est la guerre civile au village !
— Comment
ça ? Quel crâneur tu fais ! N'exagère pas ! Allez, raconte
simplement ce qui s'est passé !
— La
guerre, la guerre civile, Mamie !
— Ah
! À ce point-là ? Oh, Wald !
— Pour
faire simple, le village est divisé en deux bandes adverses. Celle
qui soutient Monsieur le Curé, c'est-à-dire les trois ou quatre
familles riches du village et les deux ou trois bigotes. Tout le
reste est en faveur d'Albertinho...
— Albertinho
? Mais quel Albertinho ?
— Tu
ne le connais peut-être pas ! Allez, ne fais pas la sainte Nitouche
qui ne sait rien. Je ne te crois pas !
— Mais
non, Wald !
— Comment
ça, toi, la religieuse ?
— Je
ne suis point la religieuse dont tu parles !
— Ah
! Tu renies déjà tes croyances ?
— Wald,
mais tu as bu du poison ou quoi ! Ne viens pas me chercher des poux
là où il n'y en a pas ! Ce n'est pas parce que l'on change de vie
que l'on change de sentiments, de croyances !
— Et
que sais-tu de ma vie ? Ne te permets pas de juger sans connaître,
s'il te plaît !
Après
une minute de silence, Rachel reprit avec calme :
-
Encore que rien n'est définitif. Je ne regrette rien, Wald. Ni le
présent, où je me sens bien, ni le passé, dont je n'ai pas à
rougir. C'est la vie ! Mais Wald, continue la narration des
événements au lieu de te poser en donneur de leçons !
— Oui,
Mamie ! Tu as raison ! Je t'aime beaucoup ! Peut-être plus que Papy,
mais parfois, je sens le diable en moi ! J'ai l'impression que le mal
me taraude, me tenaille, m'étouffe, me mine et m'érode de
l'intérieur !»
Rachel
ouvrit de grands yeux avant de murmurer :
-
Mais t'es stupide ou quoi, Wald ? Explique-toi ! Je ne te comprends
pas !
— Moi
non plus, Mamie... Parfois, je ne me comprends pas moi-même !»
— Mais
c'est cela, Mamie ! Parfois, un mal-être, une force insoupçonnée,
là, à l’intérieur de ma poitrine ou dans mon cœur, je ne sais
pas exactement où , me pousse à me retrancher dans une sorte de
triste nostalgie. Je ressens alors le besoin de me réfugier dans une
profonde caverne et de fuir le monde ! Je me sens entraîné, poussé
vers un silence taciturne, happé par un abîme sans fond. Je me
laisse emporter vers une mare d'absence, de doute, et de manque de
confiance.
— Mon
pauvre bonhomme… murmura Rachel, une larme glissant le long de son
visage soudain assombri par la tristesse.
— Et
puis, à d'autres moments, Mamie, je me sens habité par le diable.
— Le
diable ! Mais tu es fou, mon petit chéri !
— On
dirait qu’il me pique, m’incite, m’accule à la méchanceté, à
l’irrévérence, à la vengeance. Dans ces instants là, j’en
veux à mon père, à ma mère, à Papy, et parfois même à
l’Hérétique...
— Et
à ta mamie ?
— Non,
pas à toi, ma petite Mamie Rachel ! Tout le contraire ! Tu n’es
responsable de rien. Toi, tu es arrivée à l’heure juste. Toi, tu
es tombée du ciel au bon moment. Toi, tu es ma famille ! Ma famille
? Mais que dis-je ! Ai-je encore une famille ? Ne suis-je pas un
orphelin ?
— Mais
pas du tout, Wald ! Tu es un peu ingrat, Wald !
— Papa
et Maman sont morts, et tu connais les circonstances ! Ah,
l’Angola... Parfois, je l’aime, parfois, je le déteste !
Pourquoi ce maudit pays a-t-il assassiné mes parents, mes deux
parents ? Qu’a fait mon père ? Qu’a bien pu faire de mal ma mère
? Pourquoi, mais pourquoi sont-ils partis dans ce pays de misère ?
Pourquoi ont-ils été chassés de ce Portugal honni comme des chiens
?
— Du
calme ! Du calme, mon petit lapin ! Il ne faut pas tout voir en noir
comme tu le fais. Souvent, les choses sont moins sombres qu’elles
ne le paraissent. Dans l’obscurité, il faut chercher la nuance, la
partie grise, et parfois même un éclat de blanc. Ce qui paraît
sombre au début s’éclaire avec le temps, devient lumineux. De la
lumière, Wald ! Il faut y croire, mon petit ! Toujours croire au
meilleur et faire en sorte d’y parvenir !
— Mais
Mamie, ne fais pas de détours ! Tu essaies encore d’esquiver la
vérité, et je te vois venir : tu veux m’embobiner avec tes belles
paroles ! Tout cela, tu me l’as dit mille fois ! Ce que je ne
comprends pas, c’est pourquoi mes parents, mes deux parents, ont
été tués, ensemble, au même endroit. Ce n’est pas troublant, ça
? Pourquoi sont-ils allés dans ce pays de barbares ?
Rachel,
bien qu’elle lisait dans le visage de son Wald toute la douleur et
la détresse, ne pouvait cautionner ces paroles méprisantes à
l’égard du peuple angolais. Elle ne connaissait pas tous les
détails de la tragédie qui avait frappé la famille de Wald. David,
son nouvel ami qu’elle considérait presque comme son mari, lui en
avait parlé, mais sans entrer dans les détails. Le moment n’avait
jamais été propice, puis la routine de la vie avait pris le dessus.
Elle reprit donc son garçon d’un ton à la fois réprobateur et
compréhensif.
— Attention
à ton vocabulaire, Wald. Ne sois ni excessif ni extrémiste, ni dans
les paroles ni dans les actes.
— Mais
Mamie…
— Écoute-moi,
mon Wald. Les extrêmes ne mènent qu’à la violence, à la haine,
à la guerre. L’Angola est un pays riche en culture, en histoire,
en courage. N’oublie pas qu’ils ont lutté pour leur liberté,
pour leur indépendance, après des siècles d’occupation
étrangère.
(l'Angola le pays de Wald)
— Pourtant,
beaucoup disent le contraire. Même le père Trampoline l’a répété
à l’église à maintes reprises !
— Ce
curé, qui n’en est pas vraiment un, a encore une fois perdu une
belle occasion de se taire. D’abord, il ferait bien d’apprendre
l’histoire de ce pays, et pas seulement celle racontée par les
vainqueurs. Ensuite, il devrait faire preuve d’humilité, de
sagesse, pratiquer la tolérance et aimer son prochain, comme le fit
celui qu’il est censé représenter dans son temple et dans ce
petit monde de Roustina...
— Et
alors ?
Alors,
au lieu de cela, il mange à la table des oppresseurs
et
des profiteurs de ce pays, puis passe ses dimanches
à
déverser son fiel sur les petites gens. Ce ne devrait pas être sa
place, Wald.
— Loups
et renards ! Mais je ne comprends pas ! Que veux-tu dire par là ?
— C’est
un sujet un peu complexe pour ton âge, même si tu es un garçon
doué et malin. Ne t’inquiète pas, mon petit Wald, tu comprendras
plus tard. Chaque chose en son temps. Comme disait mon défunt père
Salomon :
-
...et les vaches seront bien gardées.
— Quant
à moi, ajouta Rachel, je pourrais dire que le père Trampoline, au
lieu de protéger les poules du poulailler de Roustina, les livre aux
renards de Soutugal !
— Mais
Papy dit qu’il faut protéger les moutons du loup !
— Oui,
oui… Les moutons, les poules… Dans cette histoire, ce sont
toujours eux qui se font manger !
— Pas
toujours, Mamie !
— Ma
regrettée mère Annah disait souvent : « C’est du kif-kif
bourricot. » C’est du pareil au même, Wald. Mais lis donc La
Fontaine ! Tu comprendrais mieux ces histoires de loups et d’agneaux.
— Mais
Mamie ! Comment veux-tu que je lise Jean de La Fontaine alors qu’il
n’y a qu’une Bible à la maison ?
Ah
oui, tu as raison… Mais une fois chez ton Amadis de Gaule, tu
auras l’embarras du choix ! Tu pourras lire Don Quichotte, un
vieux monsieur au cœur jeune et bon. Tu pourras lire La Chèvre de
Monsieur Seguin, Le Petit Chose…
Wald
éclata de rire et, en imitant une chèvre, se mit à dandiner sa
barbichette.
— Oh,
Mamie ! Mais quand est-ce qu’on part chez cette fameuse chèvre ?
— C’est
l’histoire d’une chèvre éprise de liberté, parfois un peu
insupportable… Un peu comme toi dans tes mauvais jours !
— Mais
Mamie, je ne suis pas une chèvre quand même !
— Bien
sûr que non, ma petite biquette ! Mais… changeons de sujet,
veux-tu ?
— Oui,
oui, Mamie ! Mais… pourquoi mes parents ont-ils été assassinés à
Nova Lisboa ?
— Je
ne sais pas, Wald…
— Tu
mens ! Tu mens comme tous les autres ! Va ! Tu es pareille !
— Non,
Wald. Je ne sais pas vraiment…
— Tu
le sais, mais tu me le caches ! Avoue-le ! Arrête de tergiverser
comme les autres !
— Wald…
Je t’ai déjà dit que tout n’est pas noir ou blanc dans la vie.
Il y a un temps pour tout… et peut-être que le moment n’est pas
encore venu.
ROBALLO